Jeudi 20 février 1947
Rien à signaler (RAS)
Vendredi 21 février 1947
RAS
Samedi 22 février 1947
RAS
Témoignage sur la vie à bord de l’Athos II
Monsieur Ernest Morin est un des derniers survivants de cette 1ère Compagnie. Il a bien voulu nous raconter la vie à bord de ce bateau pendant les 26 jours de traversée. Si vous avez des questions à lui poser sur cette traversée, n’hésitez pas à utiliser la case commentaire.

Le 15 janvier 1947, voilà notre bataillon qui débarque des trains de marchandises et s’installe sous les tentes que nous avons montées. J’apprends que je suis affecté à la première section de la première compagnie du premier bataillon du 1er RCP. en qualité de Voltigeur de pointe et aussi d’infirmier, car ils ont lu dans mon dossier que j’avais obtenu un Caducée lors de mon passage au Bataillon du Génie. Donc, je suis à la fois en première ligne pour ouvrir les pistes et aussi chargé d’intervenir pour soigner éventuellement les blessés et les malades de la 1ère Compagnie, c’est-à-dire une centaine d’hommes environ.
Dès le lendemain matin nous sommes rassemblés sur le quai d’Alger où nous attend l’Athos II.

C’est un vieux paquebot âgé d’une vingtaine d’années, qui compte déjà plusieurs voyages vers l’Indochine. D’une longueur de 170 mètres, il nous paraît immense et va recevoir à son bord deux bataillons de parachutistes : le Premier Bataillon de Choc, formé par une majorité d’anciens qui ont participé au débarquement sur les côtes de Provence le 15 août 1944 ; et puis, il y a notre Bataillon fier d’avoir fait les campagnes des Vosges et d’Alsace, notamment la libération de Colmar. À bord de l’Athos II embarquent également des militaires de tous horizons. Ce qui fait au total 2500 passagers. Selon un ordre hiérarchique, les plus hauts gradés sont logés au plus haut niveau du bateau, les sans-grade comme moi ont le droit de coucher sur la paille à fond de cale avec quelques hublots au niveau de l’eau. Cette paille sur laquelle je coucherai pendant 26 jours sans qu’elle soit changée. Elle finira par se transformer en poussière nauséabonde encrassant nos poumons. Vingt-six jours à fond de cale avec le bruit incessant des vagues venant cogner la coque du navire.
Pour l’instant ce sont les préparatifs de départ. Nous sommes dirigés au deuxième sous-sol, si je peux dire. Le temps de repérer notre emplacement et nous remontons sur le pont pour la cérémonie des adieux. Sur le quai restent quelques curieux, les rares membres des familles en partance et puis la musique des tirailleurs algériens, et un groupe d’officiers supérieurs, dont le général Schlesser, commandant la division d’Alger, ancien Commandant de l’Ecole de Saint-Cyr.
Les militaires embarqués se pressent d’écrire leurs dernières cartes et les lancent par-dessus bord vers les spectateurs qui les reçoivent et leur promettent de les poster rapidement. La musique militaire et la foule entonnent « Le Chant des Adieux » et les 2000 militaires reprennent le refrain « Ce n’est qu’un au revoir ». Chacun sait que bien peu d’entre nous reverront cette terre, mais il faut tout de même y croire. Nous n’avons pas encore 20 ans, avec tout ce que cela comporte de confiance en soi et en son destin et puis aussi cette fierté de se dire que nous allons contribuer à l’achèvement de la guerre et à la libération entière des territoires appartenant à la France. La gorge est quand même serrée lorsque le navire largue les amarres tandis que le soleil décline sur Alger. A 12.000 kms de là, l’Indochine nous attend.
La première nuit à bord se passe sans encombre et au petit matin nous voici sur le pont pour recevoir les consignes sur la vie à bord du bateau. Nous les apprendrons vite, d’autant plus qu’elles sont affichées un peu partout dans les coursives du navire. Il va falloir s’occuper pendant la durée de ce voyage, car pour l’instant tout me paraît un peu improvisé. Aucun d’entre nous, pas plus les gradés que les militaires de base n’ont jamais vu l’Indochine ni fait de traversée de 26 jours. Il faut à tout prix éviter le désœuvrement et tout est mis en place pour nous occuper. Nous saurons rapidement nous organiser afin de rendre moins monotone ce voyage. Et puis il y aura le spectacle de la nature, de la mer, des longues et puissantes vagues, comme les heures de calme où, à la proue du navire on peut voir l’étrave fendre la mer. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas des touristes, mais des parachutistes allant dans un pays inconnu où nous attend un ennemi lui aussi inconnu. Parfois, notre regard s’attarde sur les oiseaux en tous genres qui viennent se nourrir des déchets rejetés à la mer par les cuisines du navire. Nous ne nous lassons jamais du spectacle des poissons volants aperçus fréquemment –surtout en Mer Rouge– , pas plus que des ballets incessants des marsouins et des dauphins virevoltants pour notre plus grand plaisir.
Pour moi qui suis encore un gamin sortant de son petit coin de Pays basque, même si j’ai déjà franchi quelques frontières, c’est un émerveillement permanent. Dans des conditions loin d’être idylliques, nous découvrons cela avec curiosité et émerveillement. Ces sentiments sont partagés par la majorité de mes copains d’aventure. Bien sûr, il y a toujours des indifférents qui ne montreront aucune émotion, aucun sentiment particulier, que ce soit au moment des couchers du soleil sur la Mer Rouge ou en traversant la Merveilleuse Baie d’Along. Autant d’instants féériques qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire.
Il est regrettable qu’aucun document géographique ne nous ait été remis avant notre embarquement. Je n’ai au fond de mon sac qu’un minuscule Atlas de poche – acheté avant mon départ d’Alger indiquant sommairement la forme et les emplacements des cinq continents. C’est peu ! Heureusement, dans l’entrepont, affiché à un tableau, nous pouvons suivre la position du navire avec les prévisions d’arrivée à la prochaine escale. Les noms de ces endroits du monde me semblent sortir d’un roman d’aventures ou de films exotiques. Port-Saïd, Ismaïlia, Alexandrie, canal de Suez, Djibouti, Aden, la Mer Rouge, le Sri Lanka (ou l’île de Ceylan), Colombo, Singapour, Saigon. Il est frustrant de ne pas savoir où je me situe géographiquement dans cette immense étendue d’eau. Google Maps nous aurait bien aidés dans ces moments-là. Hélas, il aurait fallu qu’il soit inventé plus tôt.
Oui, c’est vrai, une partie de mes copains semble indifférente à la magie de ces lieux, à l’évasion qui nous est offerte. C’est quand même autre chose que la Creuse ou le Berry. Oui, mais ils s’en foutent, car ce qui est primordial pour eux c’est que la soupe soit bonne et que leur sieste ne soit pas perturbée, voilà quel est leur souci immédiat. Plus tard, même sans l’exprimer ouvertement, ils seront malgré eux sous l’emprise de cette Indochine pour laquelle ils auront donné leur jeunesse et beaucoup de leur santé. Les survivants pourront dire alors : « Oui, le mal jaune existe je l’ai rencontré. »
En attendant, la vie à bord est occupée par des divertissements, des concours de chants, des combats de boxe, des jongleries et des pitreries. Chacun peut déployer ses talents, son savoir-faire. Cela ne nous fait pas oublier que nous sommes avant tout des militaires, avec des devoirs, des exigences et nous complétons notre formation dans le démontage et le remontage de nos armes, d’abord en ayant les yeux ouverts, puis bandés par un foulard. Nous revoyons les diverses manières d’attaquer et de neutraliser une sentinelle, comment manier son poignard en toutes circonstances, nous pratiquons des exercices physiques et du close-combat. Des cours nous sont donnés sur les maladies coloniales, la prophylaxie, sur les dangers divers, sur la topographie de l’Indochine, sur le climat, sur l’ethnologie et les diverses religions pratiquées au Viet Nam etc…
Lorsque cela m’est possible, je passe de longs moments de réflexion et de rêverie sur le pont, non pas sur une chaise longue chose réservée aux gradés, mais étendu sur ma couverture. Mon regard porté vers le large, je pense aux raisons qui nous ont conduits à cette situation en Indochine qui ne s’appelle pas encore le Vietnam. Je me demande pourquoi après tant de souffrances entraînées par la guerre 39 45, nous n’avons pas eu l’intelligence, la lucidité suffisante, pour ne pas abandonner ses possessions. Nous avons en France des ruines à relever, nous devons constituer ou reconstituer une vraie armée et nous préparer à construire une nouvelle France. D’autant plus que notre présence en Indochine était en lambeaux. Le Japon l’avait envahie au Nord, puis l’armée anglaise s’était établie au sud ; il ne restait plus grand-chose de la France dans cette partie de l’Asie. Mais le général de Gaulle s’était alors mis en tête de ne pas s’avouer vaincu et de restaurer cette présence et d’affirmer son rang dans le monde. J’avais entendu son appel et je l’avais suivi. Il voulait créer un Corps Expéditionnaire et j’ai voulu en faire partie, toujours attiré par le rayonnement de mon pays et par ma recherche d’aventures. Le décor était planté, le rideau pouvait se lever.
Mais quels sont les gars qui m’entourent dans cette aventure ? Au fil des jours j’apprendrai à mieux les connaître, d’abord en écoutant leurs confidences sur le bateau, mais surtout plus tard lorsque leur véritable personnalité se révélera au hasard des joies, des blessures à l’âme et au corps, lors des souffrances de toutes sortes et des moments de désespoir que nous affronterons ensemble.
Ils sont avant tout très jeunes, très peu ont plus de vingt ans, hormis les gradés, qui eux plus aguerris ont entre vingt-cinq et trente ans .
Leurs origines sont très diverses, aucune région n’est dominante, mais les Bretons se sont vite identifiés et forment rapidement un groupe influent. Cela ne conduit à aucun sectarisme ni aucun clan dans le Bataillon. Nous comprenons instinctivement qu’il nous faudra être solidaires, car désormais chacun n’existera que par la présence et l’action de l’autre. Cette nécessité se concrétisera encore davantage lorsque nous côtoierons quotidiennement la mort. Toutes les différences, qu’elles soient sociales, religieuses, culturelles seront alors confondues pour ne plus constituer qu’un bloc, une véritable force homogène et combattante capable de mieux se défendre, se battre, affronter les multiples dangers qui ne manqueront pas de se dresser devant nous.
Le voyage se poursuit. Dans les coursives du navire, je croise le Père Aumônier François Casta dont je serai plus tard le secrétaire intermittent, lorsqu’il deviendra, avec les Pères Jego et Mulson, les auteurs de la reconnaissance officielle de Saint Michel comme Saint Patron des Parachutistes.
Pour l’heure, il n’est même pas breveté parachutiste et n’a aucune notion de l’unité à laquelle il sera affecté.
Nous arrivons à l’entrée du canal de Suez, à Port-Saïd, escale pittoresque avec ses marchands de pacotille disposant de divers paniers dans lesquels les acheteurs éventuels auront déposé auparavant quelque monnaie anglaise. Aucune tentative de magouilles, tout se passe correctement ; il est vrai que la police veille et qu’elle a visiblement l’habitude de ce genre de commerce. Je n’ai aucune envie de m’acheter quoi que ce soit. Pour en faire quoi ? Je pars pour longtemps avec un sac marin, –pas de valise– et puis je ne vais pas trimbaler des objets alors que je n’ai aucune personne à qui les offrir. Port-Saïd s’éloigne. À gauche la statue de Ferdinand de Lesseps, fondateur du canal, puis c’est Ismaïlia.
De chaque côté du canal, sur les rives, vaguement bitumées, nous rencontrons de nombreux soldats britanniques puisqu’ils ont encore mandat pour occuper ce lien essentiel du trafic maritime. Nous nous saluons vaguement. Et nous voici à Djibouti. Il fait chaud, très chaud même. Nous avons le droit de descendre quelques heures à terre, le temps pour le navire de refaire ses stocks de nourriture et de carburant. J’ai la permission de descendre du bateau et j’en profite. En fait n’y a pas grand-chose à voir. Mis à part le célèbre Palmier en Zinc, lieu de rendez-vous de tous les aventuriers et des amateurs de frissons garantis. Ce bar était à l’époque un îlot de fraîcheur sous les palmiers, au milieu de ce climat torride régnant dans cette corne de l’Afrique.
Aujourd’hui il est devenu, paraît-il, plus luxueux, mais en 1947 son seul avantage était de rompre avec la monotonie de la vie à bord. Et puis, je n’y ai pas passé des heures, d’autant plus que mon argent de poche ne me permettait pas de boire plus d’une bière.
Nous voilà repartis pour entrer dans la Mer Rouge. Il fait toujours très chaud. Encore et toujours des poissons volants, des dauphins. À l’ouest, Aden et le sud du Yémen. Direction Singapour. Nous nous glissons dans le détroit de Malacca entre la Malaisie et Sumatra et nous voici à Singapour j’obtiens encore la permission de passer quelques heures à terre cette fois je sors avec mon copain Bocage, dit Bicou. Appuyé au bastingage, j’assiste avec étonnement et admiration aux manœuvres d’éléphants dressés pour le chargement et le déchargement de gros troncs d’arbres débarqués de cargos voisins.
Nous descendons de la passerelle pour nous dégourdir les jambes et rencontrons quelques militaires britanniques Encore un territoire toujours sous mandat britannique. Pour accompagner mon copain j’accepte une de ses cigarettes Craven qu’il a achetées à bord. Je n’ai pas beaucoup de temps pour en apprécier le goût, car brusquement une jeep freine à notre hauteur et des gars de la Military Police nous empoignent au collet et nous embarquent dans leur véhicule. Direction le Poste de Police où nous sommes rapidement interrogés par un gradé plutôt bienveillant., pas du genre des deux abrutis qui nous encadrent.
– Vous n’avez pas vu sur le quai les pancartes « No smoking ».
Bien sûr nous les avions vues, mais mon copain Bicou n’avait aucune notion de la langue anglaise, pas plus que moi qui ne possédais qu’un modeste Certificat d’Études Primaires en poche. Nous avons pensé que cela devait être de la publicité pour des vêtements masculins. Pour nous, cela n’allait pas plus loin. Il a fallu que le policier galonné nous explique dans un français laborieux que ces pancartes signalaient la présence d’importantes réserves de pétrole dans le Port et le danger que présentait le fait de fumer en ces lieux. C’est ce jour-là que j’ai appris qu’il y avait une autre définition du mot « smoking ». Après lui avoir présenté toutes nos excuses, il a bien voulu nous faire accompagner jusqu’à notre bateau qui allait lever l’ancre. Ce qui fait que le seul endroit que je connaisse bien à Singapour (s’il existe encore ) c’est le Poste de Police du port.
Merci pour ce texte très vivant et ses anecdotes permettant d’illustrer de manière colorée ce parcours de 12000 kms, merci d’avoir permis de visualiser mon père Roger Trottet sur ce même bateau au sein de ce régiment parti en Indochine et de comprendre l’ambiance de cet époque .
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Bonsoir Guy. Mr Morin, avec ce récit haut en couleurs, nous permet de mieux comprendre ce qu’ont vécu nos pères.
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