Le Lieutenant raconte à sa femmes sa journée en poste
Ma petite Chérie,
Le convoi va passer ce matin pour remonter cet après-midi. J’aurai peut-être une lettre de toi. En attendant, je prépare celle là. Pour commencer, je te détaille ma vie ici ma Chérie.
Nuit : jusqu’à maintenant, pour moi personnellement du moins, pas d’opérations. Je fais simplement une ronde à l’intérieur du PA.
06h00 : réveil. L’ordonnance m’apporte le jus, lever, toilette. Je tends négligemment mes souliers à un « Niakoué » (annamite) pour qu’il les lave.
07h00 : patrouille (une par jour, matin ou après-midi).
Midi : Repas. Ici nous vivons sur l’intendance et sur le pays, ou plutôt sur les cochons et le riz du pays. Dans les villages abandonnés nous trouvons des kyrielles de cochons noirs ; dans les jonques que le VM a précipitamment abandonnées au bord du Fleuve rouge, nous trouvons des jarres de riz. Pour le moment, ce sont les fruits qui manquent. En cette saison, en effet, il fait froid et ni les noix de coco, ni les bananes, ni les ananas ne sont mûrs. Ce n’est pas come à Saïgon. Il y a une différence de climat énorme. Et puis ce crachin tout le temps : c’est épouvantable comme humidité ; mais la saison chaude s’approche, il parait que ce n’est pas marrant.
Après-midi : Repos si je ne suis pas de patrouille. Puis autrement, je m’occupe des convois qui passent, des affaires de la Compagnie et surtout, je fais des tours d’horizon fréquents.
19h00 : Diner.
20h00 ou 21h : Ronde, puis au dodo.
Comme tu vois, le pauvre VM, on ne le laisse pas en paix. On ne lui laisse pas le loisir d’attaquer parce qu’on l’attaque constamment, et même pas le loisir de se défendre car il a juste le temps de se sauver à toutes jambes. On arrive quelquefois à lui balancer des grenades quand on s’approche de nuit assez près de lui lorsqu’il est occupé à creuser des coupures et à monter des barricades sur les routes. Mais comme nous ne sommes jamais réveillés par un seul coup de fusil car les gens armés se gardent suffisamment bien pour filer avant le danger, nous n’avons même pas l’occasion de faire une action justifiant les citations.
En dehors des accidents, les blessés ou les tués du Régiment ( il n’y en a pas à la Compagnie) ont été touchés à bout portant et souvent par derrière, au moment où ils s’y attendaient le moins, ou alors par un ciolé* qui avait approché un PA sans être vu. Moralité : il suffit d’être prudent, de fortifier sans cesse son dispositif de sûreté, en marche ou à l’arrêt et on tire sa peau. Donc je ramènerai la mienne. Quant aux citations, je crois qu’il vaut mieux faire une croix dessus car nous n’avons pas l’habitude, comme certaines unités, de nous citer parce que nous avons tué un ou deux bonhommes ou parce qu’on a été éraflé par une malheureuse balle.
Il y a une Légion d’Honneur. Elle a été décernée au sous-Lieutenant DAVET de chez nous, beau-frère de l’Amiral AUBOYNNEAU, blessé au rein par un tireur isolé, à bout portant, et mort des suite de l’opération de son rein à l’hôpital. Inutile de te dire que je ne l’envie pas.
Le convoi est passé ma Chérie, et ne m’apporte qu’un télégramme de toi (envoyé le 7). Comme tout télégramme, il a la valeur de m’apporter une pensée toute récente de toi, ma Chérie.
Ma pauvre Chérie, je suis obligé de te quitter car il y a un convoi descendant pour emporter cette lettre.
Je t’adore, je t’aime de toute mon âme. Écris moi… Embrasse les petits, embrasse les bien fort pour leur Papa qui les aime…(…)
Ton Paulo
* ciolé : nom d’origine piémontaise signifiant « homme » entré dans le langage pied-noir.( Le lieutenant BLANC était natif d’Alger)
Le Lieutenant BLANC